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pour oubli

10 mai 2011

l'homme ce soir se sent

plein de vide – difficile de continuer dans ces circonstances – idéal – un cheval –  une charrue, celle que le petit garçon devait pousser – ou conduisait-il le cheval ? Une charrue qui s'enfonçait dans la terre grasse ou les cailloux. Les genoux qui fatiguaient. Ce soir il fait appel à son père – le petit garçon – comme il a convoqué plus tôt la mémé Doxie, une grand-mère de la famille. Il se découvre plein de vide, après le manque de celle qui ne viendra pas. "Ce sac, que nous avons là, il faut le remplir" disait la mémé Doxie en touchant son estomac, et le enfants riaient d'entendre ses recommandations, toujours les mêmes, de sa voix chantante qui voulait les inciter à manger la cuisine, les salades de fruits qu'elle confectionnait l'été, "Ce sac, que nous avons là, il faut le remplir, un sac vide ne tient pas droit !"
Les relations servent-elles à nous remplir ?
Sommes-nous vides lorsqu'elles s'interrompent ?
Ce que nous ressentons dans l'estomac, de quoi s'agit-il ?
Que dit la théorie lacanienne, n'est-elle pas plutôt située du côté cérébral ? Quoique la jouissance soit phallique et le désir presque mystique... Le corps, les dents, la bouche, le cou sont en érection dans ces moments de manque. Le yin et le yang ne se livrent-ils pas à une danse effrénée dans l'estomac ?
Heureusement crient les martinets ce soir, comme tous les soirs. Que crient-ils ? la joie ? la chasse ? le jeu ? l'amour ? Il hésite à crier l'amour ce soir, à cause de son estomac. Il lui semble qu'il ne pourrait pas avaler une cerise, non plus. Pourtant c'est bien l'amour qui l'intéresse plus que tout, et le fait vivre plus que tout. L'amour est doux, l'amour est puissant. C'est lui qui se rapproche le plus des arbres, c'est lui qui s'implante le mieux dans la terre et sait caresser le ciel du plus près. Lui seul sait vraiment danser du nord au sud et d'est en ouest. Lui seul réunit les contraires et les semblables, lui seul donne le monde comme un cadeau immense, se dit l'homme ce soir, la feuille et le stylo en main, qui trace, qui trace presque aussi vite que le minuscule puceron rouge, tout rond et plein de pattes qui vire et zigzague sur la table, saoul d'avoir trop mangé ? ou a-t-il perdu sa pitance, tombé malencontreusement du panier de cerises ?
Quelle est l'importance de la faim dans la théorie lacanienne ? La femme et l'homme ne se nourrissent-ils pas lorsqu'ils s'aiment ? Et lorsqu'ils mangent ensemble, n'apaisent-ils pas leur désir, ou l'aiguisent-ils, tout comme au spectacle, ou quand ils se mangent des yeux ?
Les mots sont là. Ils jouent. Les cerises sont restées dans l'assiette. Il n'y a plus de saison. Un gouffre a dû s'ouvrir pour qu'elle ne soit pas venue. 

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22 mars 2011

elle est apparue

Elle est apparue, comme dans une peinture de Bonnard, après que les blancs, les soies de la lumière et des couleurs aient raconté leur bien-être, après que les fruits, les tasses, la théière, l'espace des fenêtres aient chanté, après qu'une musique ait envahi le tableau et la salle toute entière jusqu'aux hautes verrières,nu_jaune_centre_pompidou après le rouge coquelicot, le rouge garance, mûre, sang, vin, groseille, le rouge pressoir qui reposait au fond de la tasse. Dans la bouche les fruits libéraient leur excitation, leurs jeux, leurs caresses y roulaient dans tous les coins comme des enfants en vacances. C'est alors qu'elle m'est apparue, dans son pull de laine grenat, assise presque au premier plan, depuis le début, attendant patiemment avec son visage rosi, plein de lumière.

14 mars 2011

Charme

Faut-il en parler ou pas ? Le corps va-t-il tout seul s'en débrouiller ? Là c'est brusquement dans l'estomac. Pas vraiment très douloureux : j'envoie des pensées sages en même temps que de l'air respirable. Mais chaque fois qu'arrive un mail je me demande si c'est toi. Je me suis mis dans la merde – comme tu as dit. Je me suis jeté contre ton aura comme un papillon dans la flamme. Contre ta lumière. Contre ta beauté, ton intelligence, contre ton charme. Ce mot que j'avais inscrit, malgré moi, à la suite de celui d'une autre ville où nous devions nous rencontrer, hier. Mais nous sommes allés à Charmes. Il pleuvait. Je m'étais remis en mémoire le petit texte charmant (encore!) du philosophe Alain : " Voici une petite pluie etc.... vous ouvrez votre parapluie et c'est assez. A quoi bon dire "encore cette sale pluie"... Pourquoi ne dites-vous pas tout aussi bien "oh la bonne pluie !"... Un texte qui parle du sourire qui fait du bien aux hommes. Et je n'étais qu'un sourireP1140608 pendant ces heures où nous marchions sous la pluie, protégés par le parapluie, ange gardien burlesque mais discret.
Oui, nous faisons des textes après ça. Et le corps endolori par le charme va mieux. Tu m'avais montré tout un roman que tu étais en train d'écrire, depuis plusieurs années je crois. Cruel, précis, documenté, architecturé, émouvant. Et je comprends que c'était pour te soulager d'un charme. 

23 décembre 2009

installation – pluie

La pluie qui tombait faisait la plus belle musique qui soit. Il aurait voulu la décrire. Mais décrit-on une musique ? Il aurait voulu la faire partager mais ses amis étaient là, avec lui. Entendaient-ils la musique... inégalable, douce aux oreilles, apaisante, pour un peu enivrante, excitant la gourmandise des oreilles, réjouissant des papilles dans la tête. Elle accueillait d'autres bruits : des pas sourds tambourinant, des passages de voitures, longues traînées descrescendo, des écrasements de flaques, des giclées, puis la pluie reprenait solo, piano, tempo de percussion de bois, de peau, de doigts, de creux, de bulles, régulier et inattendu. Il ne savait pas dire pourquoi il aimait tant cette musique (sa pensée cherchait vers une très lointaine mémoire de douceur.)
Les Balinais peut-être s'en étaient-ils inspirés et les compositeurs de musique répétitive Steve Reich, Terry Riley.
Terry_RileyOn pouvait mettre les yeux dehors et voir la lumière de l'eau qui jouait sur les pavés, et celle qui tombait aussi, danse lancinante. Les berceuses africaines chantées par les femmes aux petits enfants seules étaient aussi belles, vraiment aussi belles peut-être, que cette musique. Mais il jeta les yeux sur le collage au mur et il lui parut soudain aussi beau que cette pluie, avec ses flaques bleues, ses grains blancs, ses étendues sable, ses envols de lambeaux rouges, ses nœuds d'ocres, ses ruisseaux d'argent, ses rivières toutes blanches, tout dansait une immobile et silencieuse musique. Et quand il regarda les trois autres collages sur les chevalets, grands papiers bistre et journal caressés d'ocre, marqués de noir, de tracés blancs, ils dansaient aussi, chacun une autre danse venue d'ailleurs, comme par miracle arrivés là chacun d'un monde étrange et mystérieux, de beauté inconnue.
Il appela ça "Installation" – cette soirée magique mise en scène par la pluie. Il en fit le texte. Et puis il prit part, avec les autres, au bonheur d'y être.

Terry Riley, interview au Lincoln Center, 2004.
Crédit photo : This image, which was originally posted to Flickr, was uploaded to Commons using Flickr upload bot on 12:17, 1 March 2009 (UTC) by Sylenius (talk). On that date it was licensed under the license below.
Creative Commons Attribution 2.0

18 novembre 2009

l'absurdité ou le chemin du désir

stael_tempeteEnvie d'écrire le beau silence. Le beau silence blanc. Envie d'écrire le bout de bâton que je mets dans la fournaise – ce n'est pas désir inconscient mais désir réprimé – envie de parler, de mettre ma voix dans le silence de l'écoute, de caresser de mes yeux la beauté du visage. Envie de capter le regard, d'attirer le corps. J'ai envie d'être admiré comme j'admire. Je n'ai pas envie de me battre. Je ne crois pas à la guerre – comme solution à quoi que ce soit – je n'aime pas perdre – perdre mon amour. Je n'aime que parler, que chanter, comme l'enfant découvrant le monde. Un enfant que je ne pouvais pas toujours être, car j'étais contré, contrarié, contraint. J'étais limité. J'imagine bien que l'enfant pourrait être accueilli par la douceur, par l'émerveillement – cela ne dure pas car il faut qu'il s'insère dans le monde de ses aînés. J'ai envie d'écrire mais je n'ai pas besoin d'écrire. J'ai besoin de parler – te dire une impression, une intention, une situation. J'ai besoin de parler et je me garde de la folie de parler. Je veux en faire une parole sage. Pourtant j'ai besoin de délirer. Et je sais que cela ne mènerait à rien, qu'on ne m'écouterait pas. Me faut-il dire que ce qu'on attend que je dise ? Est-ce ainsi que je module, modèle ma parole... nous sommes dans un seul et même appareil mimétique où chacun attend de l'autre ce qui lui permettra de surenchérir. D'en chérir sur.
Cette écriture est le déballage de la rêverie. Je voudrais qu'elle ne soit pas inerte mais vivante, à la manière des poissons, animaux, fleurs, rivières, plantes, insectes, nuages, vapeur, chaleur, lumière, qu'elle se balade, investisse les maisons, les esprits, les corps et les cœurs.
L'écriture est un délire collectif, délire mimétique, construction et déconstruction, c'est un grand jeu, comme le football. Comme la peinture débordante de Nicolas de Staël. Sa pâte rouge, bleue, blanche ou noire. Il ne faut rien dire devant elle, elle parle, tout d'un coup notre corps la reçoit, comblé d'une langue subitement apprise. Ainsi nous connaissons la langue des peintres, comme la langue des oiseaux, celle des ruisseaux ou de la nuit.
L'abstraction
elle sort du tube de la vie pressée de toutes parts
comme la lumière crie de l'instrument de John Coltrane
elle porte les couleurs des rêves et des paroles étranglées
des bonheurs et des obscurités
des ab surdités.

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4 octobre 2009

moment

P1130118La paix, le bonheur existent. On n'en entend jamais parler, ou presque. Ce n'est pourtant pas une petite chose. C'est l'immensité même. Le paradisiaque soleil immense et débordant. La rivière s'étale. Le monde est en expansion. Les canards, très nombreux, s'écoulent sur la surface, crient ou volent. Les gens passent, s'assoient pour laisser entrer le calme, la grande douceur de l'été indien. Le bleu du ciel est un inimaginable regard clair, myosotis. Rien n'est dit car rien ne peut être dit.
On est dans l'innommable. Dans ce qui se respire. Dans ce qui se perçoit, vous relie, est la fin de toute inquiétude. La fin de la séparation. De la dualité. De la philosophie. Du logos.
P1130119Il fallut le gros d'une vie pour que cela se fasse. Le vert couleur de vase semble presque immobile sur le dos de l'eau qui coule mais il ne cesse de se muer en d'autres tons, imperceptiblement sous la lumière qui change. La brise dans les feuilles l'accompagne par moments, comme le bruit des pas, le son des voix qui passent près de moi. Il fut dur, long, douloureux d'accoucher de soi, de se vider de soi, de ces épaisses portes, de ces épaisses forêts impénétrables, de ces épaisses peaux qui me séparaient du monde. Mais cela finit par se faire. Contre toute attente. Et pourtant en toute logique. Une logique plus profonde (mais peut-être était-ce déjà le logos d'Héraclite, et ce pourquoi ses paroles se sont perdues). Une toute petite fille qui ne sait pas encore parler imite à merveille les canards (mieux que ses parents qui ont cru lui donner modèle), elle imite la voix grave, chaude et chantante des canards. Des jeunes parents, leurs voix au passage expriment leur bonheur avec une troublante liberté. L'enfant ensuite prononce papa papa avec la voix des canards.P1130143
Des gens dont l'âge a raidi le corps, alourdi les hanches ou le dos passent aussi, leurs voix aussi variées que les fleurs d'une prairie, nuancées que les couleurs de l'eau, que les souffles du vent, quelquefois comme des ruissellements de pierres précieuses.

3 octobre 2009

caresse

P1130105Le vert sombre luisant, brouillé des reflets plus jaunes de la végétation, s'avance comme des grands doigts tendres dans le mat gris-jaune verdâtre qui s'étale. Par-dessus, un tronc lisse les traverse comme une jambe, d'un ocre crémeux très clair que le soleil chauffe d'une fine langue jaune. La rivière glisse, un cygne plonge nonchalamment son cou dans l'eau sans en déranger la paix, fluide et épaisse.
P1130106Le long de la rive, un chemin vert d'herbe fraîche reluit au soleil. Un tout petit enfant comme un poisson dans son rêve laisse échapper les grappes de bulles invisibles et multicolores de l'histoire qu'il se raconte.
Tous ou presque, en passant ici, traversent une zone de caresse, qui s'inscrit en eux. Qu'en feront-ils ?

30 septembre 2009

des vagues

P1120689Le bal des corbeaux s'introduit par vagues dans le lointain des rues, comme un passage de farandole. Leur chant n'est pas joyeux mais agréable, comme un bruit d'eau et de forêt, le bruit d'un moulin dont la voix de bois coloré mêlé d'eau serait particulièrment harmonieuse et riche de timbres. Plus près ce sont les voix fortes des jeunes gens sur la petite place, leurs voix graves résonnent comme dans des tonneaux, d'autres fusent à la limite du cri, quelques voix féminines plus chantantes et plus douces, des sifflets, des bruits de moteurs, de chocs, et par moments les discussions s'animent et s'emballent en rythmes rapides et très musicaux, comme ces joutes verbales qu'on ne comprend pas, dans des langues inconnues, rires, beaucoup de rires, exclamations. Leurs débats ou leurs ébats verbaux extrêmement plaisants me rappellent ceux que Léonard Bernstein simplifia et organisa en grandes lignes sans les vider de leur beauté. Soudain, ça se calme, comme la mer s'apaise.
P1120690Puis ça repart, par des sons inattendus, comme ces percussions étonnantes que Bernstein aimait utiliser, des voix nouvelles, d'autres rythmes, puis les vagues reviennent, les rires, les voix roulent et s'envolent, se pressent et s'accumulent. Le spectateur assis s'arrête pour écouter, entendre, aimer le spectacle. Il va parfois comprendre, quand quelque chose d'important se dévoile, comment le groupe des acteurs sait contenir ou éteindre la violence, toujours prête à s'allumer. Comment les rires rebondissent, en recul ou en affrontement. Mais il n'y a pas là de groupe ennemi. Une seule troupe, variée, mouvante, une troupe d'étourneaux. Soudain s'emballent des bruits de mobylettes. Les voix restent rares, puis surgissent encore, largement. On a l'impression qu'une ville entière est là, dans ce quartier autour de la fontaine.
Puis tout devient calme. Des cloches sonnent au loin. Elle prennent leur place, lancinantes, volent au-dessus de la ville.
Je pense au monde violent de ne pouvoir jouer collectivement sa force, son bonheur, son plaisir, son désir.
Ils ne sont restés que quelques uns et ont commencé à jouer avec du papier qu'ils ont enflammé sur la fontaine, puis au pied de l'immeuble voisin. Ceux-là, dépossédés du groupe, cherchaient ainsi à utiliser leur énergie, en dehors de la force commune régulatrice. S'il s'était agi d'un spectacle, le metteur en scène aurait donné le signal de l'arrêt. Ce n'était peut-être ce soir un spectacle que pour moi (qui entendais, le dosP1120747 tourné, en train de travailler). Pour eux c'était un plaisir collectif, innocent en majeure partie, mais avec un potentiel de violence instable que peut diriger le metteur en scène, le maître ou le dieu, vers l'objectif artistique, économique ou politique, religieux. Ces trois ou quatre qui restaient n'avaient ni metteur en scène, ni dieu ni maître, ils ont mis le feu par désœuvrement. Il y a quelques semaines, certains (les mêmes ?) ont provoqué un grave incendie dans l'angle opposé de cette place.

14 septembre 2009

à Hélène Duclos

spectateurLe corps du spectateur est la proie du monde. Seul son regard, qu'il soit extérieur ou intérieur, appartient à sa pensée. Sa pensée est sur le qui-vive. Elle cherche à exister dans la captation à laquelle elle est sujette – ou sujet. Elle cherche effarée à établir des liens, comme l'araignée soudain privée de sa toile. Nous sommes lâchés comme des araignées affolées dans l'exposition. Heureusement nos corps sont la proie du flot mimétique des spectateurs, comme un troupeau allant à la nourriture. Mais nous ne savons pas manger cette nourriture-là qui nous est balancée en pleine face. Elle nous nourrit mais il faut ouvrir les pores, indistinctement. Ça pénètre par la peau, par les cheveux, les ongles des mains et des pieds aussi bien que par les narines les oreilles ou les yeux. L'artiste qui vous fait spectateur ne vous connaît pas, ne peut pas vous nourrir gentiment au biberon ou par un autre de vos orifices. L'artiste ne sait que balancer la pâtée sur la toile et vous à votre tour vous ne savez pas comment la manger. Voilà la relation de l'art. Voilà le pacte artistique.
P1130005De temps en temps il y a un spectateur qui vient se faire prendre. Qui reste collé. Certains disent scotché. J'aime assez ce terme malgré sa vulgarité et son usage à tort et à travers. J'aime sa sonorité, l'évocation du corps pris, pantelant et muet, comme deux ronds de flan (ou de flancs – je ne sais pas ce que ça veut dire.) Chère Hélène Duclos, dans votre intime beauté, une fois de plus je me suis fait prendre. Cette fois photographier hébété et tourneboulé dans mon plus simple appareil, en pied, en corps, en femme, en prairie animalière en attente, en attente d'être ensemencé. Vous m'avez rêvé, l'un du troupeau promu et éjecté à la fois. Le flot du rêve qui m'emporte est écriture, mon fil d'araignée transmuté, raccroché à ma propre encre de stylo je me suis sauvé de l'indifférenciation de la matière, je peux vous renvoyer les draps de couleur qui vous ont échappé des doigts. Vous m'avez dépouillé pour me rhabiller de chaleur bleue et rouge, sans cesser d'être à votre tour prise pour cavale dans des doigts de couleurs. Et vient le jour où sur les murs du château les peintures s'arrêtent, sages et silencieuses lorsque personne ne les regarde.

P1120991

peintures de Hélène Duclos. Cliquez sur les images pour les agrandir. Consultez http://www.helene-duclos.fr

5 septembre 2009

voyage voyages

P11209408h du matin. Le train roule à travers la Bourgogne déjà inondée de soleil – sonore, soufflant, lancinant. Jeune homme endormi recroquevillé sur deux sièges. Longue et belle jeune fille sur d'autres sièges,à demi assise, à demi endormie emmitouflée dans un vêtement moelleux bleu clair. Le charme de son visage entrevu, serein. Serein le ciel, presque du même bleu clair. Le soleil vient m'inonder, clignote rouge à mes paupières fermées, se colle aux murs des lourds villages, aux manoirs, aux fermes, aux toits, aux champs, orangé, jaune, blanc, vert, les vignes ronronnent, roucoulent, roulent, rongent le déjà roux. La jeune fille a de longues jambes bleu clair, un jean qui plie une vague devant le genou et toute une petite série à la courbe de l'aine. J'imagine ses cuisses tièdes à l'intérieur. J'ai quitté une femme qui ne dit de son coeur que peu de mots. Ni belle, ni jeune, souvent tendre, parfois jolie, aimante, secrète, renfermée souvent sous l'apparence avenante et rieuse. Elle s'attache à moi, je me lie doucement à elle. Une respiration régulière derrière moi, légère, quelqu'un dort. Une conversation au téléphone un peu plus loin, une voix d'homme assez chaude et colorée. Un coup de sifflet. Le train repart de Dijon. Le soleil se faufile dans le train, entre les maisons, s'installe. Le train accélère le long d'un canal pur comme un miroir, le bruit de percussion familier des roues du train sur les voies de triage. Le soleil rouge foncé sur les toits, triomphant dans le ciel, chauffe et réjouit mon corps. A elle je lui demandais de me réchauffer, cette nuit, après l'amour. Ce n'est pas l'amour, c'est le début de la nuit qui me procure régulièrement cette sensation de froid, ce besoin de mouvement et de chaleur. Dysfonctionnement du système nerveux, apparaissant avec l'âge. Un bon sommeil ensuite. Je m'en suis rendu compte au réveil, de bonne heure, sur un rêve de travail, tranquille et efficace, vite oublié. Je m'éveillais très reposé, d'entrain pour la journée (d'attaque aurait dit mon père) mais c'est en train que le mot me vient. Les hommes de la génération de mon père (comme leurs pères) attaquaient la journée, attaquaient le travail. Je ne livre plus ce combat. Des labours bruns roux se gorgent de soleil. Des champs très ras d'un vert pâle où luit encore un gris d'humidité, des creux, des arbustes mouillés de rosée.
J'ai abandonné ce combat. J'ai fui l'attaque depuis longtemps. J'ai voulu ma vie plus créatrice que défensive. Prédactrice et conquérante, sans doute, mais non guerrière. Le métier d'enseignant qui s'ouvrait à moi, sans que je l'aie très consciemment choisi, m'effraya par son encadrement. C'était pour moi presque une armée. coignetPourquoi en moi l'image de l'artiste, le comportement du poète étaient-ils si profondément, obscurément inscrits ? Je redoutais très fort cette vocation malgré moi, cette identification, cette nature presque, de poète. Je redoutais ce détestable mot et s'il fut un combat ce fut contre ce désir profond pour ce qu'on appelle poésie c'est-à-dire l'expression du ressenti, du perçu, de l'éprouvé, du constaté, du pensé. L'expression, l'écriture surtout. J'essayai de biaiser, j'allai vers la peinture, le théâtre, toutes autres formes d'art. Cela m'a convenu. Ce fut là pour moi l'origine du travail. Comme souvent on se projette dans les autres, ma relation aux autres fut dans le sens de les aider et non de les combattre.
Les nuages arrivent à grands renforts de bourrelets humides, de boursouflements gris et blancs qui couvrent le bleu du ciel et masquent en partie le soleil, tandis que les bois montent à l'assaut des prés et des coteaux en rondes formations serrées, envahissantes, c'est ainsi que se vengent la lumière solaire et l'eau de la terre de l'étouffement du ciel. Ils vont mimer bientôt toutes les couleurs solaires jaunes et rousses, orangées et violettes dans leurs feuilles.
Des vaches noires et blanches, semblant presque libres dans les grands prés frais du matin. Élégants, nobles animaux. On les a combattues, asservies honteusement. D'autres rousses. J'imagine des troupeaux de buffles. D'autres encore, plus claires, des génisses, couleur de viande de veau, apathiques, résignées.
La jolie fille achève sa toilette, mains passées à la crème. Coiffure refaite, de ses deux mains précises, fermes et agiles, un instant me montre son beau cou, long et pâle, tiède. Une natte achevée, centrale sur l'arrière, elle lui glisse l'anneau de tissu noir élastique qu'elle s'était passé au poignet. Le reste de la belle chevelure d'un brun sombre ruisselle souple vers les épaules. Elle a mis un paletot de laine blanche.
Le soleil est maintenant pâli. Moutons apathiques eux aussi. Hangars de tôle ondulée. Végétation appauvrie, peu soignée dans les grandes aires déboisées, canaux, ruisseaux d'eau noire presque stagnante. Des vaches écrasées au sol. Struggle for life, ce combat-là nous échappe, a lieu malgré nous. Les humains sont en compétition avec tout mais surtout entre eux. Leur conquête est marquée par la peur de l'autre, la rivalité. L'asservissement d'autrui les aide, les rassure, les réconforte, les satisfait. Mais les conquêtes sont considérables : ce train, ces champs, ces villes, ces monticules de bois empilé, allongés, rangés en architectures grandioses et saisonnières. Conquêtes données à admirer et à réfléchir dans le miroir de nos pensées.
La jeune fille déboucle ses sandales sur ses pieds nus, délie les souples lanières de cuir, dégage ses longs pieds fins, sa haute cheville. Elle chausse des ballerines de tissu noir. Elle est bien éveillée, elle a ouvert un livre, elle a mis des lunettes élégantes, de plastique transparent. Elle laisse le livre se replier dans ses mains, les yeux sur le quai de la gare où le train s'arrête : Toul. Posée sur sa cuisse, la couverture rouge barrée d'un bandeau cyan et gris : Henri Bergson, le rire. Sur son poignet repose un bracelet de métal argenté, avec un petit cadran en forme de goutte, au reflet saphir comme sa veste moelleuse. Une large rivière passe, elle aussi au pâle reflet bleu dans son gris. Une péniche, longiligne, calme et puissante. Le cube arrière de sa cabine en bleu franc.
La jeune fille descend à Nancy. Dans les arcades peintes en rouge. Puissante architecture métallique, au pays du rude travail. Inscrit lui aussi dans un temps.
Nous repartons. Du quai un homme sac au dos, mégot à la bouche, grosse barbe blanche, m'adresse un lumineux, fraternel sourire.

sculpture de Jean-Gabriel Coignet, Romans, Drôme

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