8h du matin. Le train roule à travers la Bourgogne déjà inondée de soleil – sonore, soufflant, lancinant. Jeune homme endormi recroquevillé sur deux sièges. Longue et belle jeune fille sur d'autres sièges,à demi assise, à demi endormie emmitouflée dans un vêtement moelleux bleu clair. Le charme de son visage entrevu, serein. Serein le ciel, presque du même bleu clair. Le soleil vient m'inonder, clignote rouge à mes paupières fermées, se colle aux murs des lourds villages, aux manoirs, aux fermes, aux toits, aux champs, orangé, jaune, blanc, vert, les vignes ronronnent, roucoulent, roulent, rongent le déjà roux. La jeune fille a de longues jambes bleu clair, un jean qui plie une vague devant le genou et toute une petite série à la courbe de l'aine. J'imagine ses cuisses tièdes à l'intérieur. J'ai quitté une femme qui ne dit de son coeur que peu de mots. Ni belle, ni jeune, souvent tendre, parfois jolie, aimante, secrète, renfermée souvent sous l'apparence avenante et rieuse. Elle s'attache à moi, je me lie doucement à elle. Une respiration régulière derrière moi, légère, quelqu'un dort. Une conversation au téléphone un peu plus loin, une voix d'homme assez chaude et colorée. Un coup de sifflet. Le train repart de Dijon. Le soleil se faufile dans le train, entre les maisons, s'installe. Le train accélère le long d'un canal pur comme un miroir, le bruit de percussion familier des roues du train sur les voies de triage. Le soleil rouge foncé sur les toits, triomphant dans le ciel, chauffe et réjouit mon corps. A elle je lui demandais de me réchauffer, cette nuit, après l'amour. Ce n'est pas l'amour, c'est le début de la nuit qui me procure régulièrement cette sensation de froid, ce besoin de mouvement et de chaleur. Dysfonctionnement du système nerveux, apparaissant avec l'âge. Un bon sommeil ensuite. Je m'en suis rendu compte au réveil, de bonne heure, sur un rêve de travail, tranquille et efficace, vite oublié. Je m'éveillais très reposé, d'entrain pour la journée (d'attaque aurait dit mon père) mais c'est en train que le mot me vient. Les hommes de la génération de mon père (comme leurs pères) attaquaient la journée, attaquaient le travail. Je ne livre plus ce combat. Des labours bruns roux se gorgent de soleil. Des champs très ras d'un vert pâle où luit encore un gris d'humidité, des creux, des arbustes mouillés de rosée.
J'ai abandonné ce combat. J'ai fui l'attaque depuis longtemps. J'ai voulu ma vie plus créatrice que défensive. Prédactrice et conquérante, sans doute, mais non guerrière. Le métier d'enseignant qui s'ouvrait à moi, sans que je l'aie très consciemment choisi, m'effraya par son encadrement. C'était pour moi presque une armée. Pourquoi en moi l'image de l'artiste, le comportement du poète étaient-ils si profondément, obscurément inscrits ? Je redoutais très fort cette vocation malgré moi, cette identification, cette nature presque, de poète. Je redoutais ce détestable mot et s'il fut un combat ce fut contre ce désir profond pour ce qu'on appelle poésie c'est-à-dire l'expression du ressenti, du perçu, de l'éprouvé, du constaté, du pensé. L'expression, l'écriture surtout. J'essayai de biaiser, j'allai vers la peinture, le théâtre, toutes autres formes d'art. Cela m'a convenu. Ce fut là pour moi l'origine du travail. Comme souvent on se projette dans les autres, ma relation aux autres fut dans le sens de les aider et non de les combattre.
Les nuages arrivent à grands renforts de bourrelets humides, de boursouflements gris et blancs qui couvrent le bleu du ciel et masquent en partie le soleil, tandis que les bois montent à l'assaut des prés et des coteaux en rondes formations serrées, envahissantes, c'est ainsi que se vengent la lumière solaire et l'eau de la terre de l'étouffement du ciel. Ils vont mimer bientôt toutes les couleurs solaires jaunes et rousses, orangées et violettes dans leurs feuilles.
Des vaches noires et blanches, semblant presque libres dans les grands prés frais du matin. Élégants, nobles animaux. On les a combattues, asservies honteusement. D'autres rousses. J'imagine des troupeaux de buffles. D'autres encore, plus claires, des génisses, couleur de viande de veau, apathiques, résignées.
La jolie fille achève sa toilette, mains passées à la crème. Coiffure refaite, de ses deux mains précises, fermes et agiles, un instant me montre son beau cou, long et pâle, tiède. Une natte achevée, centrale sur l'arrière, elle lui glisse l'anneau de tissu noir élastique qu'elle s'était passé au poignet. Le reste de la belle chevelure d'un brun sombre ruisselle souple vers les épaules. Elle a mis un paletot de laine blanche.
Le soleil est maintenant pâli. Moutons apathiques eux aussi. Hangars de tôle ondulée. Végétation appauvrie, peu soignée dans les grandes aires déboisées, canaux, ruisseaux d'eau noire presque stagnante. Des vaches écrasées au sol. Struggle for life, ce combat-là nous échappe, a lieu malgré nous. Les humains sont en compétition avec tout mais surtout entre eux. Leur conquête est marquée par la peur de l'autre, la rivalité. L'asservissement d'autrui les aide, les rassure, les réconforte, les satisfait. Mais les conquêtes sont considérables : ce train, ces champs, ces villes, ces monticules de bois empilé, allongés, rangés en architectures grandioses et saisonnières. Conquêtes données à admirer et à réfléchir dans le miroir de nos pensées.
La jeune fille déboucle ses sandales sur ses pieds nus, délie les souples lanières de cuir, dégage ses longs pieds fins, sa haute cheville. Elle chausse des ballerines de tissu noir. Elle est bien éveillée, elle a ouvert un livre, elle a mis des lunettes élégantes, de plastique transparent. Elle laisse le livre se replier dans ses mains, les yeux sur le quai de la gare où le train s'arrête : Toul. Posée sur sa cuisse, la couverture rouge barrée d'un bandeau cyan et gris : Henri Bergson, le rire. Sur son poignet repose un bracelet de métal argenté, avec un petit cadran en forme de goutte, au reflet saphir comme sa veste moelleuse. Une large rivière passe, elle aussi au pâle reflet bleu dans son gris. Une péniche, longiligne, calme et puissante. Le cube arrière de sa cabine en bleu franc.
La jeune fille descend à Nancy. Dans les arcades peintes en rouge. Puissante architecture métallique, au pays du rude travail. Inscrit lui aussi dans un temps.
Nous repartons. Du quai un homme sac au dos, mégot à la bouche, grosse barbe blanche, m'adresse un lumineux, fraternel sourire.
sculpture de Jean-Gabriel Coignet, Romans, Drôme